Dans un contexte de tensions sociales croissantes, la liberté de réunion se heurte de plus en plus aux impératifs sécuritaires. Comment concilier ce droit fondamental avec les exigences du maintien de l’ordre ? Une équation complexe qui soulève de nombreuses questions juridiques et éthiques.
Les fondements juridiques de la liberté de réunion
La liberté de réunion est un droit constitutionnel consacré par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle permet aux citoyens de se rassembler pacifiquement pour exprimer leurs opinions. En France, ce droit est encadré par la loi du 30 juin 1881 qui pose le principe de la liberté de réunion, tout en prévoyant des restrictions possibles pour des motifs d’ordre public.
Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises l’importance de ce droit dans une société démocratique. Dans sa décision du 18 janvier 1995, il a souligné que la liberté de réunion est « un des principes essentiels reconnus par les lois de la République ». Néanmoins, ce droit n’est pas absolu et peut faire l’objet de limitations, à condition qu’elles soient nécessaires, proportionnées et justifiées par des impératifs de sécurité publique.
Les défis du maintien de l’ordre face aux manifestations
Les forces de l’ordre sont confrontées à des défis croissants dans la gestion des manifestations. L’évolution des formes de protestation, avec l’émergence de mouvements plus spontanés et moins structurés comme les Gilets jaunes, complique la tâche des autorités. Les techniques de maintien de l’ordre doivent s’adapter à ces nouvelles réalités, tout en respectant les droits fondamentaux des manifestants.
L’utilisation d’armes dites « de force intermédiaire », comme les lanceurs de balles de défense (LBD) ou les grenades de désencerclement, fait l’objet de vives controverses. Ces équipements, censés permettre une réponse graduée, sont accusés de causer des blessures graves. Le Défenseur des droits a appelé à plusieurs reprises à l’interdiction du LBD dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, soulignant les risques disproportionnés qu’il fait peser sur les manifestants.
La judiciarisation croissante des conflits liés aux manifestations
On observe une tendance à la judiciarisation des conflits liés aux manifestations. D’un côté, les poursuites contre les manifestants se sont multipliées, avec l’introduction de nouveaux délits comme celui de « groupement en vue de commettre des violences » par la loi du 10 avril 2019. De l’autre, les recours contre l’État pour violences policières se sont également accrus.
Cette judiciarisation pose la question de l’équilibre entre la répression des débordements et le respect du droit de manifester. Le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur plusieurs aspects de cette problématique, notamment dans son arrêt du 10 juin 2021 où il a validé l’utilisation de drones pour surveiller les manifestations, tout en l’encadrant strictement pour préserver les libertés individuelles.
Vers une nouvelle doctrine du maintien de l’ordre ?
Face à ces défis, une réflexion s’impose sur l’évolution de la doctrine du maintien de l’ordre. Le Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), publié en septembre 2020, tente d’apporter des réponses en prônant une approche plus graduée et en insistant sur la communication avec les manifestants. Toutefois, ce schéma a été critiqué par certaines organisations de défense des droits humains qui y voient une potentielle restriction du droit de manifester.
L’enjeu est de trouver un équilibre entre la préservation de l’ordre public et le respect des libertés fondamentales. Cela passe par une formation accrue des forces de l’ordre aux techniques de désescalade, mais aussi par une réflexion sur les moyens juridiques et matériels mis à leur disposition. La création d’une autorité indépendante chargée de contrôler l’action des forces de l’ordre lors des manifestations est une piste évoquée pour renforcer la confiance entre la population et les institutions.
Les perspectives européennes et internationales
La question du maintien de l’ordre et de la liberté de réunion n’est pas propre à la France. Au niveau européen, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a développé une jurisprudence importante sur le sujet. Dans l’arrêt Oya Ataman c. Turquie du 5 décembre 2006, elle a rappelé que les États ont l’obligation positive de protéger le droit de réunion pacifique et que toute restriction doit répondre à un « besoin social impérieux ».
Les instances internationales comme l’ONU ou l’OSCE ont émis des recommandations pour encadrer l’usage de la force lors des manifestations. Ces standards internationaux peuvent servir de guide pour faire évoluer les pratiques nationales. La comparaison avec d’autres pays européens, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, qui ont développé des approches différentes du maintien de l’ordre, peut aussi nourrir la réflexion française sur le sujet.
La conciliation entre liberté de réunion et maintien de l’ordre reste un défi majeur pour nos démocraties. Elle exige un effort constant d’adaptation du cadre juridique et des pratiques policières, dans le respect des droits fondamentaux. C’est à cette condition que pourra être préservé l’équilibre fragile entre l’expression légitime des revendications citoyennes et les impératifs de sécurité publique.